La face cachée de la livraison à domicile

Dans le cadre du grand cycle des mobilités, s’est tenue le 14 mars une rencontre sur le transport des marchandises, avec Laetitia Dablanc, Urbaniste, Directrice du laboratoire Logistics City* à l’Université Gustave Eiffel – Marne-la-Vallée. Inspiré de cette rencontre, cet article analyse les flux de transports de marchandise dans leur diversité de structures : approvisionnement des grandes surfaces, des petits commerces ou des particuliers. Dans l’article suivant (lire ici faut-il construire des hôtels logistique dans les quartiers?) nous abordons les questions de répartition des entrepôts et de l’immobilier de la logistique, et d’autres aspects sociaux de la logistique comme le statut des livreurs.

Peut-être est-ce la pandémie qui nous a fait prendre conscience de l’importance essentielle des chaînes d’approvisionnement des marchandises ? Ou est-ce le nombre de camions de livraison en double file dans nos rues ?

Comme toutes les villes de la métropole, Bagnolet est concernée par la transformation de ce secteur d’activité : poussée pour la construction d’entrepôts logistiques, augmentation du e-commerce, transformation des métiers de la livraison… Et surtout, la question de l’efficacité énergétique des flux de marchandises est centrale : ces flux sont responsables de 15,1% des émissions de CO2, dont la moitié de la circulation des poids lourds, et l’autre moitié par des véhicules utilitaires de plus faibles gabarits [1].

Typologie : le B2B et le B2C

Tout d’abord, il faut peut-être caractériser les types de transports de marchandises dans leurs structures et dans leurs flux. Le Business-to-Business (B2B) correspond à l’approvisionnement de l’ensemble des entreprises, que ce soit la chaîne de montage d’un constructeur de véhicules, votre employeur ou votre magasin d’alimentation. En Ile-de-France, cela représente 6 millions de livraisons par semaine, soit environ 1 million de livraisons par jour ouvré, soit encore ½ livraison par habitant par semaine. Les spécialistes établissent aussi un ratio par emploi : 1 livraison par emploi par semaine en moyenne, 0,2 dans les quartiers d’activités tertiaire, jusqu’à 10 dans des quartiers plus industriels.  Ces ratios restent relativement stables.

Le Business-to-Consumer (B2C) correspond à la livraison directe au consommateur. C’est une forme d’accès aux marchandises et aux services qui connaît une grosse augmentation depuis 15 ans avec l’émergence de géants du secteur comme Amazon. Ce secteur est marqué par toujours davantage de références de produits, avec une durée de vie des références plus courte. Il correspond actuellement à 30% des flux du B2B, mais la proportion du B2C ne fait qu’augmenter. A noter également le développement depuis 4 ou 5 ans cette fois du Q-Commerce, Q pour Quick, c’est-à-dire le commerce rapide ou instantané avec livraison en moins d’une heure.

Des commerçants à votre service

Prenons d’abord le commerce de proximité par excellence, les magasins de commerce alimentaire à Bagnolet : l’hypermarché du centre commercial Bel-Est, les supérettes de quartier, et les commerçants et restaurateurs indépendants.

Le modèle des grandes chaînes, hypermarchés mais aussi supérettes, c’est d’avoir une seule ou peu de livraisons (12 tonnes, 3,5 tonnes) par jour, venant d’un entrepôt en plus grande couronne qui organise la composition des produits à livrer. Les commerçants indépendants, eux, reçoivent leurs produits de trois à une vingtaine (à Istanbul) de producteurs ou intermédiaires différents par jour, ou bien ils vont eux-mêmes chacun s’approvisionner à Rungis ou chez un grossiste. Finalement, l’organisation des grosses chaînes est actuellement plus vertueuse en terme de consommation d’énergie et de pollution des transports.

Or nous défendons un modèle de service diversifié qui laisse la place au savoir-faire de transformation des artisans et au conseil des commerçants pour proposer les produits adaptés à leurs clients. Nous devons penser l’organisation urbaine pour soutenir les commerces dans les quartiers et en centre-ville, en faire des lieux de rencontre et de vie, des lieux animés par des services de qualité qui favorisent l’accès à des produits de qualité. Il faut donc inventer pour les commerçants et artisans indépendants une organisation vertueuse de la logistique avec des services communs de transports décarbonés dont le coût à supporter pour ces indépendants soit inférieur au coût actuel qu’ils ont à l’entretien d’un véhicule ou au service de livraison actuel compte tenu de l’augmentation des carburants.

Le colis, à cheval entre le B2B et le B2C

On l’a vu, plus d’un tiers des flux de transport de marchandise concerne désormais la livraison en B2C, alors que cette activité n’existait quasiment pas il y a quinze ans, et qu’elle croit toujours plus alors que la livraison en B2B est stable pour un commerce donné, et n’augmente que si le nombre de commerces augmente. Le B2C recouvre le colis Amazon comme la livraison Auchan, même si les consommateurs Bagnoletais ne sont pas livrés par le Auchan du centre commercial Bel-Est de Bagnolet, mais par ses entrepôts de Combs-la-ville, distants de 35 km.

La livraison de colis correspond à une autre typologie, qui concerne pour moitié le B2B, et pour moitié le B2C. Elle concerne la livraison de petits volumes, à des professionnels ou à des particuliers, et occasionne un déplacement, certes mutualisé, mais avec pour corollaire un sur-emballage, un trafic, et une pollution importante. L’achat en ligne de ce que chacun de nous peut considérer comme « the coolest T-shirt ever » est-il indispensable ?

Néanmoins, une tournée de livraisons sur un secteur donné peut être plus vertueuse en termes de congestion et de pollution que l’ensemble des trajets que réaliseraient chacun des consommateurs vers un centre commercial. Tout dépend du type de véhicules utilisé.

Prenons le cas du plus gros acteur du domaine, Amazon, en Ile-de-France. Amazon fonctionne avec 4 ou 5 entrepôts en grande banlieue de Paris, et relayés par des petits entrepôts de tri autour de Paris. 70 à 80% des livraisons sont acheminées en camions ou camionnettes, le complément en deux roues, vélo-cargo ou même à pied par des étudiants ou par des précaires. La livraison en deux roues est plutôt à la hausse. Autre exemple, les pharmacies nécessitent de fréquentes livraisons, équivalentes en moyenne à 8 livraisons par semaine fois le nombre d’emplois de la pharmacie. La tendance est plutôt à la baisse actuellement.

Cependant l’incitation à utiliser des véhicules propres pour les tournées de livraison reste un enjeu majeur des métropoles. La mise en place des Zones à Faibles Émissions est un outil nécessaire, mais il tend à rebattre les cartes en privilégiant les gros acteurs capables de s’adapter. C’est ce qui s’est passé à Göteborg, par exemple, où la mise en place d’une ZFE a favorisé la mise en place de prestataires spécialisés pour la logistique. Encore faut-il déployer, comme à Göteborg, les moyens de contrôle de cette ZFE afin de la rendre effective.

Finalement, le comble, c’est que ce sont les gros acteurs qui incitent à la surconsommation et au suremballage, qui sont le mieux à même aujourd’hui d’organiser des livraisons efficaces et moins polluantes. Encore une fois, inventons la logistique de demain qui bénéficie aux circuits courts et aux commerces de proximité.

La liaison entre le consommateur et le commerçant peut être favorisée d’une part par une bonne répartition territoriale des boutiques qui facilite l’accès piéton ou en mode actif des consommateurs à leurs commerçants, et d’autre part par la capacité du commerçant à livrer le consommateur à mobilité réduite avec des véhicules modes doux, vélo-cargo, par exemple.

En amont, il convient de mieux organiser la livraison du commerçant avec peu des flux de camionnettes propres, limités dans leur nombre, mais permettant l’accès du commerçant à un vaste choix de références. Probablement, cela passe par des intermédiaires de logistique spécialisés qui prépareront en amont dans un entrepôt les commandes pour tel ou tel commerçant. Ce métier existe sans doute pour des commerces particuliers, comme les pharmacies et les produits frais au départ de Rungis à destination de Paris, mais n’existe pas encore pour l’ensemble des commerces, ni suffisamment en liaison froide pour le commerce de bouche, ni pour l’accès à une multitude de fournisseurs et leurs références.

Ceci nécessite à la fois un aménagement urbain des voiries adapté, et, on le verra plus bas, une organisation des entrepôts logistiques répartis sur le territoire.

Sociologie des livreurs

On le pressent, les métiers de la logistique sont en pleine transformation, avec une double exigence d’adaptation à des technologies plus pointues et à des véhicules moins polluants.

L’apparition du q-commerce avec livraison express dans le quart d’heure, et des dark-stores, locaux fermés au public d’où sont redistribuées les marchandises, ne fait pourtant que renforcer le recours à des livreurs peu qualifiés et « uberisé », c’est-à-dire avec des statuts précaires. Si à Los Angeles, la plupart des livreurs Uber Eats ou Deliveroo utilisent des voitures, à Paris, 75 % des livraisons s’effectuent en camions ou camionnettes, le reste se partageant entre vélos, scooters, motos, vélo-cargo, et autres dont voitures particulières.

Amazon a développé une application, Amazon Flex, pour recruter des particuliers qui font les livraisons comme un job d’appoint, pas plus de 8h par semaines. A Los Angeles encore, un entrepôt Amazon sous-traite ainsi directement auprès de 900 particuliers en voiture par jour, soit pour la vingtaine d’entrepôts de tri que compte la ville environ 18.000 utilisateurs d’Amazon Flex. Ces derniers vont chercher les colis à l’entrepôt, et les redistribuent dans la ville. En France, Amazon fait plutôt appel à des PMEs de livraison du dernier kilomètre, et n’a pas introduit Amazon Flex.

* Le laboratoire Logistics City est l’un des premiers laboratoires français à se consacrer à l’analyse critique du transport de marchandise. Parmi ses sujets d’études, on trouve :

  • les Mobilités de la Logistique
  • l’immobilier de la logistique, les entrepôts
  • le E-commerce, le Q-commerce (Quick commerce, avec livraison sous 15 minutes),
  • la logistique urbaine, l’innovation, les plate-formes, les drones…
  • un suivi social annuel depuis 2016 des livreurs uber-eats
  • etc.

Les analyses sont publiées sur le site https://www.lvmt.fr/en/chaires/logistics-city/

[1] Les métamorphoses de la logistique territoriale, Terra Nova, 26 octobre 2022

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.