Livre après livre, Philippe Bihouix, ingénieur centralien et avocat de la cause écologique, tisse sa toile autour de la notion de décroissance. Dans son dernier opus*, écrit à six mains, il revient sur les mantras des politiques urbaines de ces dernières années – la densification à tous crins, les politiques d’attractivité territoriale, le « choc de construction » pour répondre aux besoins de logement, dont certains sont responsables des maux qu’ils prétendaient combattre. Principaux extraits d’un entretien réalisé par la Gazette des Communes.
Vous vous penchez sur le chiffre de 500 000 logements qui seraient à construire chaque année. Selon vous, il ne correspond pas aux besoins réels ?
On met en chantier deux logements pour chaque habitant supplémentaire, cela ne peut durer. D’ailleurs, l’ensemble des rapports et scénarios visant la neutralité carbone en 2050 misent sur une décroissance de la construction : l’essor démographique sera plus modéré, le phénomène de décohabitation des ménages atteindra ses limites, le parc de résidences secondaires pourrait être en partie mobilisé…
Sur le temps long, tout le monde reconnaît qu’il faudra construire moins. Cela permettra de se mobiliser sur la rénovation thermique, car nous sommes très loin du rythme de croisière à atteindre – il va falloir multiplier par 20 ou 25 la quantité annuelle de rénovations. De plus, construire moins permettra de construire mieux : on peut fantasmer des bâtiments avec des matériaux de plus en plus « verts » ou biosourcés, mais ces ressources ont leurs limites, on le voit avec le bois et nos forêts fragilisées par différents facteurs.
Vous démontez une autre idée reçue selon laquelle la ville dense serait forcément écologique…
A partir d’une certaine échelle, la densité devient contre-productive. Quand, dans des métropoles, on bâtit des immeubles de grande hauteur qui réclament une énorme quantité de matériaux, on va certainement trop loin. On manque d’études sur le lien entre la forme urbaine et les émissions de carbone « gris » lié aux ressources : une tour nécessitera des fondations plus profondes, des ascenseurs et des pompes, des parkings souterrains…
En outre, dans l’imaginaire de la grande ville dense, on fait ses déplacements à vélo ou en transports en commun, on économise le foncier, tandis que les « méchants habitants » du périurbain utilisent leur voiture et contribuent à l’étalement urbain. Mais dans la réalité, l’hyperurbain consomme autant, voire plus, d’énergie, ainsi que de l’espace déporté à l’extérieur de la ville dense. Malgré les promesses technologiques, il est malheureusement probable que les métropoles ne seront jamais ni vertes ni neutres en carbone.
La politique du zéro artificialisation nette est, pour le moment, mal acceptée par les élus locaux. Vous estimez pourtant que le gouvernement ne va pas assez loin ?
Nous évoquons en effet, de façon provocatrice, le ZAB, pour zéro artificialisation brute ! Le ZAN consiste à réduire considérablement le flux d’artificialisation des terres et à compenser la consommation restante par des mécanismes de renaturation. Sur le papier, c’est tout à fait sympathique, mais l’efficacité réelle, dans la durée, des compensations pose beaucoup de questions, par exemple en termes de biodiversité. Les friches à renaturer seront en compétition avec les besoins de densifier sur des zones déjà artificialisées. Le gisement de foncier disponible pour la compensation risque en réalité de se tarir très vite, si l’on n’est pas capable de ralentir beaucoup plus fortement le flux d’artificialisation.
Evidemment, une trajectoire encore plus forte, plus rapide, vers le zéro artificialisation tout court, heurte nombre d’intérêts économiques. Pendant longtemps, le flux d’artificialisation a contribué à maintenir à flot le système agricole, de façon affreusement inégalitaire. En frange des villes et des métropoles, certains font la culbute quand le plan local d’urbanisme est modifié et que leur terrain devient constructible, tandis que d’autres n’arrivent pas à joindre les deux bouts et que des acquéreurs de logement s’endettent sur vingt-cinq ans… Pour rendre le ZAN crédible, il va falloir installer des mécanismes alternatifs tels qu’utiliser les plus-values foncières pour soutenir la mutation de l’agriculture vers des modèles durables.
*« La Ville stationnaire – Comment mettre fin à l’étalement urbain ? » (Actes Sud, octobre 2022) Philippe Bihouix avec Sophie Jeantet et Clémence de Selva.