La loi sur l’immigration, même après la censure partielle du Conseil constitutionnel, constitue un tournant de notre histoire politique. Ceux qui l’ont votée devront en assumer la responsabilité. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
La France vit un tournant de son histoire. La loi sur l’immigration votée par le Parlement consacre l’emprise du Rassemblement national (RN) sur notre vie politique. Les parlementaires votent presque tous les deux ans une loi sur le sujet, mais jamais ils n’étaient allés aussi loin. Le Conseil constitutionnel a annulé un grand nombre d’articles de la loi, mais cela ne change rien : le mal politique est fait.
Un certain nombre de groupes militants, soutenus par les moyens de lobbys néoconservateurs, déversent leur haine des étrangers sur les réseaux sociaux en surmédiatisant chaque fait divers. Quand on y réfléchit, le problème n’est pas vraiment là. Leurs troupes et leurs médias n’ont qu’une audience relativement limitée. CNews ne pèse guère face à TF1 ou à France 2. Les groupuscules d’extrême droite ne représentent rien en face des milliers de militants de tous bords au sein des associations qui aident les étrangers. Les manifestations contre la loi Darmanin ont été d’une ampleur incomparable à celles de l’extrême droite.
Il existe une raison bien plus profonde au vote de cette loi. L’extrême droite a réussi à imposer au sein d’une large partie des élites l’idée que « les Français » rejettent les étrangers et que c’est la raison de son succès dans les urnes. Avec le sophisme suivant : les Français votent de plus en plus pour le RN, le RN est xénophobe, donc les Français sont xénophobes. Pour certains élus, en particulier chez Les Républicains (LR), la solution pour se rapprocher du peuple serait de s’aligner sur le discours du RN, en faisant jouer aux étrangers le rôle de bouc émissaire.
Cette thèse, alimentée par les sondeurs, a contaminé un univers politique très large, y compris à gauche, et des médias éloignés de l’extrême droite, mais qui croient sincèrement que « les Français veulent moins d’immigrés ». Tout un ensemble de commentateurs, sans jamais s’être posé la question ni s’être intéressés dans le détail au sujet, reproduisent ainsi le sens commun [1], alimenté par les sondages du moment et les statistiques des réseaux sociaux. La croyance erronée que les réseaux et en particulier de X (ex-Twitter) sont représentatifs de la société explique pourquoi toute une partie de la presse et des élus ne comprennent plus la réalité sociale. Quant à une partie des intellectuels de gauche, ils endossent le même sophisme que Les Républicains : pour reprendre les parts de marché du vote RN, il faut utiliser les mêmes arguments [2].
Les Français sont-ils aussi xénophobes que cela ? C’est bien mal connaitre notre société et ses valeurs. Dans les quartiers les plus pauvres, le renouveau de l’intégrisme religieux pose des problèmes auxquels il faut répondre. Quel est le rapport avec le 1 % de sans-papiers et les 8 % d’étrangers ? Sont-ils responsables de nos difficultés ? Les Français sont loin de le penser, comme le montrent les études qui mesurent les valeurs dans le temps long [3]. De moins en moins estiment que les immigrés sont trop nombreux [4]. Et encore, ces enquêtes mélangent la part des « tout à fait d’accord » et « plutôt d’accord », deux positions très différentes si on y réfléchit un instant. Ainsi, la part de ceux qui sont « tout à fait d’accord » avec l’affirmation « il y a trop d’immigrés est France » est passée, selon Kantar-Sofres, de 28 % en 2014 à 20 % en 2023. En 1993, cette part était de 50 %. Ces chiffres ne sont jamais repris par la presse [5]. La part de la population qui estime que « l’immigration est une source d’enrichissement culturel » est passée de 50 % au milieu des années 1990 à plus de 60 % en 2022, selon la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH).
La gauche, embourgeoisée ou radicalisée
La France raciste demeure ultra-minoritaire et ce constat se décline dans toutes les enquêtes, comme nous l’avons montré dans le premier Rapport sur les discriminations en France, que nous avons publié en décembre. Personne ne peut dire quel rôle joue le facteur xénophobe dans le vote RN. Le vote d’extrême droite progresse parce qu’une partie des classes populaires et moyennes est fragilisée, parfois déclassée. Parce que ces catégories appellent à l’aide mais ne reçoivent aucune réponse en matière de précarité, de promotion dans l’emploi, de pouvoir d’achat, d’inégalités scolaires. L’insécurité sociale pèse bien plus que l’insécurité dite « culturelle » que causeraient nos 8 % d’étrangers, sans cesse rabâchée.
Si les électeurs ne sont pas xénophobes, pourquoi la gauche n’en profite-t-elle pas dans les urnes, elle qui est censée défendre les classes populaires ? Tout simplement car elle ne leur parle plus. Sous la Ve République, la gauche de gouvernement a changé de cap à chaque fois au bout de deux années de pouvoir. Elle a perdu toute crédibilité. Ce qu’il en reste s’est soit embourgeoisé, soit radicalisé. Le revenu universel ou la fin du capitalisme ne sont pas les premières préoccupations des classes populaires et moyennes. La gauche, par son langage, destiné aux bac +5, est devenu incompréhensible. Ses divisions, alimentées par des égos démultipliés, sont mortifères. Sans réponse de sa part, une partie de l’électorat est prête à vendre son âme au diable, à basculer vers le RN ou à refuser d’aller voter. La première raison de la croissance de l’extrême droite n’est pas CNews, Le Point et compagnie, mais bien la faiblesse de l’opposition, incapable de construire un projet en phase avec la société.
Logiquement, le Conseil constitutionnel a censuré les mesures les plus indignes d’un texte contraire à la Constitution, comme le reconnaissait le président de la République lui-même de manière hypocrite [6]. Trop tard, le vote du Parlement aura des conséquences majeures. Ni la droite classique radicalisée, ni la majorité ne gagneront une voix : elles ont voté pour les idées du Rassemblement national, ont validé son discours et se dirigent droit vers leur grand remplacement car les électeurs préféreront toujours l’original à la copie.
Le président de la République a oublié qu’il avait par deux fois été élu grâce aux efforts conséquents de citoyens de gauche, uniquement pour éviter le pire [7]. Au lieu de proposer au pays un contrat transpartisan, de prendre de la hauteur, il s’enfonce dans des calculs politiques à courte vue. Demain, les électrices et électeurs ne seront plus aussi nombreux à faire ce sacrifice pour les candidats de sa majorité actuelle. Si la gauche ne saisit pas l’occasion qui s’offre à elle, l’Histoire retiendra surtout d’Emmanuel Macron qu’il a contribué à la marche de Marine Le Pen vers la victoire en 2027.
Concernant les étrangers, les parlementaires de la majorité supportent l’énorme responsabilité de l’inhumanité des mesures votées et leurs conséquences directes à l’égard des familles étrangères qu’elles accablent sans cesse. Même à portée réduite par le conseil constitutionnel, cette loi les fragilise encore plus alors que la situation est déjà catastrophique. Elle pousse un peu plus vers la misère des milliers d’étrangers établis parfois depuis des années dans notre pays, dans lequel ils jouent un rôle essentiel, soit sous forme de bénévolat associatif, soit en travaillant dans les conditions les plus difficiles.
Le drame pour notre démocratie s’est joué au sein d’un petit groupe d’hommes et de femmes au Parlement en quelques jours, avec très peu de débats. Heureusement, la Constitution a protégé l’État de droit. Les 349 députés qui ont voté cette loi, contre celui-ci, ont désormais du temps pour méditer la portée de leur acte. Celui-ci résonnera dans notre histoire comme une atteinte majeure aux valeurs de la République. Vis-à-vis d’eux-mêmes, de leurs proches et du pays tout entier, ils devront en porter le poids leur vie durant. Ils seraient bien qu’ils y réfléchissent un peu le matin avant de penser à leurs ambitions politiques. Quant à celles et ceux qui refusent la xénophobie ambiante, il est plus que temps qu’ils s’unissent très largement et proposent des solutions concrètes, qui répondent aux difficultés de la population.
Louis Maurin
Tribune reprise et adaptée de « Loi immigration : les Français ne sont pas fachos », Louis Maurin, Libération, 22 janvier 2024.
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[1] Phénomène très net au sein des services politiques des médias les plus importants dont une grande part de l’activité consiste à commenter des sondages.
[2] Le tout dernier exemple en date est donné par la Fondation Jean-Jaurès, think-tank de gauche, voir « La gauche et l’immigration, retour historique, perspectives stratégiques », Bassem Asseh et Daminel Szeftel, Fondation Jean Jaurès, 24 janvier 2024.
[3] Voir par exemple Rapport 2022 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, de la CNCDH, Documentation française, mars 2023. Ainsi que l’enquête européenne Arval sur les valeurs.
[4] « De moins en moins de Français estiment que les immigrés sont trop nombreux », Centre d’observation de la société, 10 novembre 2023.
[5] Cette situation n’est pas valable que pour l’immigration. Dans de nombreux domaines les sondages ont pollué notre manière de comprendre la société. Voir « Le sondage, un mauvais outil pour comprendre la société », Centre d’observation de la société, observationsociete.fr, version du 11 octobre 2021.
[6] Que vont répondre les enseignants à leurs élèves quand ces derniers leur diront que le Président de la République lui-même soutient des lois qui ne respectent pas la constitution dont il est le garant ?
[7] Voir « Abstention : ne pas voter Emmanuel Macron, c’est rester indifférent devant un déferlement de haine », Noam Leandri et Louis Maurin, Le Monde, 14 avril 2022.