Pendant les émeutes, de nombreuses mairies, écoles, centres sociaux ont été incendiés. Le sociologue Denis Merklen, spécialiste des classes populaires et auteur des ouvrages « Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? » et « Les indispensables. Sociologie des mondes militants », estime que ces évènements sont la conséquence des dysfonctionnements d’un Etat social omniprésent en France. Entretien réalisé par Pierre Garcia Romain Gaspar dans la Gazette des communes.
Pourquoi beaucoup de bâtiments publics ont été pris pour cible ?
Denis Merklen : Les bâtiments publics sont une cible privilégiée parce que, dans les cités HLM, la puissance publique est omniprésente. Le logement et toutes les institutions qui font la ville dans ces espaces sont entre les mains de l’Etat (les offices HLM, les municipalités…). Le problème c’est que les dysfonctionnements qui rendent la vie difficile aux habitants proviennent aussi de ces mêmes institutions. Elles sont à la fois la main tendue qui leur permet d’être debout et celle qui les déstabilise. Derrière ces attaques, il y a une demande d’intégration sociale, d’égalité, une critique du dysfonctionnement de l’État vécu comme une injustice.
Ils n’expriment pas de rejet vis-à-vis de la mairie, d’un centre social ou d’une école. Ils veulent que les services publics fonctionnent mieux. Ils souhaitent, par exemple, que les bus soient à l’heure ou que l’école les conduisent vers un emploi stable, protégé, avec un statut social valorisé. Or, ce n’est pas le cas. Le chômage a diminué au prix d’une progression de la précarité, accentuée par l’inflation, particulièrement pour ces populations les plus fragiles de la société française.
Avez-vous des exemples de dysfonctionnements observés dans ces quartiers ?
C’est la cage d’escalier en mauvais état, le ramassage des ordures qui n’est pas fait, jusqu’au plus intime avec la moisissure dans la chambre des enfants.
Il faut se battre contre l’office HLM car ce n’est pas un propriétaire privé mais une institution qui doit prendre en charge les travaux. C’est pareil pour les ascenseurs qui ne marchent pas ou sont souvent en panne. La vie devient très difficile, très rapidement. Les déplacements vers le centre-ville ou simplement pour sortir des quartiers lorsqu’ils sont loin du réseau de transports en commun se révèlent compliqués.
Certains politiques répètent que des moyens financiers conséquents ont été investis dans ces quartiers. Ces investissements n’auraient-ils donc servi à rien ?
Il y a des choses qui ont été faites mais en 2017, il y a eu une coupe de plusieurs milliards d’euros sur le budget d’investissement des quartiers HLM. On sait pourtant que le retard est colossal. En faisant le décompte des milliards investis, on perd de vue que 20 % des foyers français vivent aujourd’hui dans des logements sociaux. Ces investissements sont donc clairement insuffisants. Les dysfonctionnements des services publics sont aussi liés à l’introduction d’une logique managériale propre à l’entreprise privée qui met sous pression le personnel.
Est-ce que vous voyez des similitudes et des différences par rapport aux émeutes de 2005 ?
La première différence vient du fait que les gens sont sortis de leurs quartiers. Jusque là, l’immense majorité des émeutes se déroulaient exclusivement à l’intérieur des cités HLM. On en est sortis afin de prendre pour cible des bâtiments publics mais aussi des centres commerciaux ou des commerces. Il y a aussi une dimension générationnelle : ce sont des très jeunes qui se sont mobilisés, comme en 2005, mais ils semblent être cette fois encore plus jeunes.
En 2005, on disait que c’était l’échec de la politique des grands frères, mise en place par le gouvernement Jospin avec notamment les emplois jeunes. Pour les militants les plus âgés qui ont aujourd’hui 55 ou 60 ans, on ne sait plus comment faire avec les plus jeunes. Il y a un sentiment de répétition et d’absence de changement avec un mépris social qui se répète. Mais en même temps, on a des témoignages très intéressants sur les négociations entre les plus jeunes et les plus âgés, qui aujourd’hui ne sont plus des grands frères mais des parents. Ils ont négocié pour que la voiture du voisin, l’école maternelle ou la crèche ne soit pas incendiée.
Sauf que si la manifestation est inefficace, si vous ne pouvez pas casser tout ce qui est à portée de main, comment faire ? Certains disent qu’il faut s’organiser en créant des partis politiques. Il faut voter, c’est par là que ça passe. Mais il y a en même temps une très forte méfiance et un discrédit énorme de notre système démocratique. Quel est le mécanisme par lequel le plus faible peut compter dans l’ordre politique ?
Quelles sont les leçons à tirer pour les élus locaux et les collectivités ?
Ce n’est pas exclusivement depuis une mairie, un ministère ou une grande institution que les réponses pourront venir. Sans force sociale organisée, ce sera très difficile. Les forces politiques ne doivent pas se penser uniquement comme une machine à gagner des élections et à fournir du personnel pour gouverner et faire fonctionner l’État. Les partis politiques ont aussi la responsabilité d’organiser la société civile, de créer des espaces de socialisation et d’organisation politique capables de peser à la manière des syndicats il y a plusieurs siècles.
Le militantisme associatif joue un rôle très important mais ce sont des structures beaucoup trop petites et trop peu armées pour pouvoir instaurer un rapport de force quand il y a un conflit. Nous sommes dans une situation qui est assez paradoxale où toute forme de conflits forts suscitent une inversion de la part de ceux qui ne participent pas au conflit. Mais ce n’est pas avec des pétitions sur change.org que les gens qui se sentent touchés par la violence policière, par exemple, vont pouvoir agir parce que les gouvernements sont absolument sourds à cette parole publique.
En réponse aux émeutes, certains maires formulent une demande sécuritaire. D’après vous, est-ce la bonne stratégie à adopter ?
La violence est, pour partie, le résultat de la fermeture du système politique sur lui-même. Plus il s’appuiera exclusivement sur la force, plus il suscitera une réponse violente et disruptive sous forme d’émeutes.
Les maires devraient, au contraire, se rapprocher de ces groupes sociaux pour les entendre, les canaliser et les sortir de la violence. Ce n’est pas possible de dire à quelqu’un qu’il est condamné à vie à perdre. Le pouvoir des maires cesse à ce moment-là d’être celui d’une autorité pour devenir celui d’une force.
Est-ce que vous comprenez ceux qui souhaitent mettre en lumière le rôle de la parentalité ?
Certainement, il y a des choses à faire. Mais il existe une confusion entre la perception de l’adolescence par les couches moyennes et la réalité dans les familles de catégories sociales où les enfants sortent beaucoup plus tôt du système scolaire. Cette sortie suppose une entrée dans un autre espace de la vie sociale, sauf que le marché du travail est trop peu prometteur pour attirer ces jeunes. Donc à quinze ans, ils se retrouvent dans une situation paradoxale : ils sont poussés vers une responsabilité d’adulte, mais sans pouvoir conquérir les moyens d’une complète indépendance. Leur revenu et leur âge ne leur permettent pas d’accéder à un logement ou de créer une vie de famille.
Demander à ces familles de s’occuper de ces jeunes comme si c’était des gamins de dix ans, c’est absolument ridicule. Il faut savoir que dans cette même classe d’âge, les classes moyennes ont les moyens d’être socialement indépendantes et de poursuivre leurs études grâce aux aides sociales et à l’aide de leurs parents. Transposer la situation à une catégorie sociale qui a une autre vie familiale n’a aucun sens. Si on impose des mesures répressives à ces familles pour leur imposer de se comporter comme les familles des classes moyennes, on met ces gens dans des situations qu’ils ne peuvent pas tenir et on prend le risque qu’un jour, cela pète à nouveau.