Dégenrer et végétaliser les cours de récréation, souvent centrées autour du terrain de foot, c’est le projet qu’expérimente une école grenobloise. Les travaux, soutenus par la municipalité écolo, ont débuté cet été. Par François Carrel. Publié dans Libération le 220/07/2020.
Depuis le début des vacances, les tractopelles ont investi les cours de récréation de l’école primaire Clemenceau à Grenoble. Ils ont très vite défoncé une grande partie du revêtement en bitume, par endroits très dégradé, qui recouvrait la quasi-totalité des 5 000 m2 des 3 cours contiguës de l’école. Sur le vaste terrain chaotique et stérile, désormais jonché de bitume concassé, un long réaménagement débute, qui se prolongera au-delà de la rentrée de septembre.
Ce groupe scolaire massif et disgracieux, datant des années 60, accueille près de 300 écoliers durant l’année et un centre de loisirs pendant les vacances. Il a été choisi à la fin 2018 par la ville de Grenoble, parmi ses 77 écoles, pour bénéficier d’un chantier pilote de réfection de ses cours de récré. Le projet, baptisé «Libre Cour», aligne une imposante série d’objectifs : végétaliser, débitumiser, repenser les espaces pour aider les enfants à mieux les partager, notamment entre filles et garçons, créer des aménagements pédagogiques autour de la nature et de l’eau, assurer la circulation des handicapés…
A terme, le tiers de la surface des cours de l’école Clemenceau sera perméabilisé grâce à des revêtements mêlant sables et graviers, des pelouses ou prairies, des zones de copeaux de bois, des haies… Le reste des surfaces restera en bitume, soit conservé, soit neuf, notamment en bordure des bâtiments. Aux 18 arbres préexistants conservés, dont un grand platane emblématique, s’ajouteront 36 nouveaux arbres, disséminés un peu partout. Tous, même ceux situés sur les surfaces bitumées, auront à leur pied un espace perméabilisé. Un potager de 195 m² sera créé, le gymnase sera entouré d’arbustes et de plantes grimpantes. Les eaux pluviales du tiers des toits et des trois quarts des cours s’infiltreront directement dans les sols, en grande partie grâce à un «jardin de pluie» vers lequel l’eau sera amenée par des caniveaux peu profonds.
Sujets explosifs
Au-delà de l’ombre et de la fraîcheur, les arbres permettront de créer des espaces de jeux calmes, tandis que la réorganisation de la cour évitera que les jeux plus actifs, comme le foot, occupent le centre et la majeure partie des cours, reléguant les moins actifs sur les bords, comme c’est l’usage aujourd’hui : «Nous avons créé des espaces qui peuvent s’emboîter, se compléter, où chacun pourra trouver sa place», précise Virginie Chirez, cheffe du projet au sein de la direction environnement et cadre de vie de la ville. Plusieurs espaces ou aménagements permettront aux enfants de s’asseoir, discuter, jouer, lire, que ce soit sous le grand platane, sur une petite agora en gradins ou au bord des préaux qui sont tous conservés.
Ce projet fait la fierté du maire écologiste, Eric Piolle, récemment réélu, et de sa majorité verte, rouge et citoyenne. «Nous avons fait un travail colossal avec notre « plan école » ces dernières années, avec 55 millions d’euros consacrés à la construction et à la rénovation d’écoles, soit le premier budget d’investissement du mandat, auquel s’ajoutent les efforts sur l’alimentation, ou encore l’encadrement en maternelle, souligne le maire. La question des cours d’école, qui n’était pas prioritaire dans ce plan, a été identifiée au fil des années comme l’un des chantiers à mener, d’autant qu’elle est venue croiser d’autres dossiers : la lutte contre les îlots de chaleur, avec l’impact croissant des épisodes de canicule, et l’égalité entre filles et garçons.»
Eric Piolle a choisi Twitter, début juillet, pour annoncer le lancement des travaux : «Les cours d’école de nos enfants ressemblent à des parkings en bitume, brûlantes en été et trop réservées aux pratiques des garçons. La solution : débitumiser, dégenrer, végétaliser et potagiser ! Et en plus, nos enfants aident à faire les plans. Oui, on grandit aussi pendant la récré !» Le tweet a enflammé le réseau : près de 10 000 «j’aime» et un millier de commentaires, suscitant l’enthousiasme et aussi beaucoup de critiques, tant la juxtaposition de la végétalisation et de la question du genre se révèle explosive. Parmi celles-ci, on peut lire : «L’école doit-elle apprendre à parler le français ou à cultiver des légumes ?» «Faire jouer des gamins dans la boue c’est sympa, mais après, ils sont trempés et sales toute la journée…» «Croire que les jeux de ballon sont réservés aux garçons, c’est la démonstration inconsciente de votre idéologie proprement délirante.» Eric Piolle ne s’en alarme guère. «Notre société évolue très vite et certains refusent de voir des réalités, comme la sortie de la domination patriarcale ou le changement climatique, analyse-t-il. Cela génère des incompréhensions souvent très violentes. Pourtant, ce sont bien les enfants qui vont encaisser puissance 10 les effets du réchauffement. L’école est un levier majeur, un vecteur de propagation de nouveaux réflexes, de nouvelles normes sociales.»
Le projet, chapeauté conjointement par trois adjoints (Fabien Malbet, chargé des écoles, Lucille Lheureux, chargée des espaces publics et de la nature en ville et Emmanuel Carroz, chargé de l’égalité des droits), mobilise trois directions de la ville : environnement et cadre de vie, éducation et jeunesse, et enfin immobilier municipal, en plus du bureau d’études et d’aménagement des espaces publics, commun à la ville et à la métropole. «Le plus compliqué, c’est d’intervenir sur de l’existant, avec des habitudes de fonctionnement, des cloisonnements, souligne Lucille Lheureux. Si nous avons veillé à respecter les usages préexistants, comme ceux des enseignants, il nous a fallu changer des références culturelles, avec beaucoup de médiation, de formation. Cela va se poursuivre pour que cette cour perdure. Cet espace public ne vivra pas tout seul !»
«Cour de leurs rêves»
Il a fallu aussi faire avec un cadre financier contraint. Même si le budget municipal initial à 200 000 euros TTC, le projet atteint finalement les 385 000 euros grâce au soutien de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse.
«Les premiers usagers, ce sont les enfants. Nous avons souhaité en faire les premiers acteurs du projet», insiste Lucille Lheureux. L’équipe enseignante a choisi de laisser la main au service périscolaire, principal utilisateur des cours, pour cette partie de coconstruction avec les écoliers. Une vingtaine d’entre eux ont participé, avec l’association lyonnaise d’éducation populaire Robins des villes, à des ateliers au printemps 2019. De leurs constats et attentes sont notamment ressortis une volonté de bien séparer les espaces pour courir et jouer au ballon, et ceux dédiés aux activités plus calmes, pour éviter les conflits. Pour ces lieux tranquilles, ils souhaitent du mobilier adapté, des arbres, de l’herbe. Ils veulent pouvoir jardiner. Invités à imaginer «la cour de leurs rêves», les enfants ont multiplié les souhaits d’équipements, cabanes, toboggans, piscine, ludothèque extérieure, laser game… C’est Anais Lebois, chargée du projet au bureau d’études et d’aménagement, coiffée d’un casque de chantier, qui a eu la lourde charge de jouer «la briseuse de rêve» en leur faisant intégrer les contraintes budgétaires, techniques et sécuritaires. La synthèse des enfants a abouti à une douzaine de souhaits, dont plusieurs aménagements qui n’ont pas pu être retenus, ce qui a provoqué une frustration, voire une colère, chez certains parents d’élèves, dont un délégué qui dénonce «une concertation de façade» et un grave «manque d’ambition».
Si l’équipe projet reconnaît que ces attentes ont «servi d’aiguillons», elle assume le fait d’avoir limité les aménagements ludiques. «Nous n’avons n’a pas fait un Disneyland, explique Virginie Chirez. Nous avons pensé des espaces avec des potentialités, pas avec des usages définis a priori. C’est l’appropriation des lieux par les enfants qui sera déterminante ; c’est pourquoi nous allons nous faire accompagner dès la rentrée.» Emmanuel Carroz, adjoint à l’égalité et, par ailleurs, professeur des écoles, insiste : «La cour, dont les usages sont genrés, n’est pas seulement un espace de jeu : c’est un lieu éducatif, de socialisation. Les enfants doivent être acteurs et actrices de leur lieu de vie.»
«Nouveau souffle»
Parmi les intervenants, la géographe du genre Edith Maruéjouls qui travaillera avec les enfants «à une dynamique du partage de l’espace. Pour créer de la mixité, il faut animer, verbaliser. Le rôle de l’adulte est très important. Atteindre l’égalité, c’est apprendre à partager, à jouer ensemble.» La création de lieux calmes et la suppression de la place centrale du terrain de foot en béton, que les garçons s’approprient, facilitent cet apprentissage. «Les jeux collectifs sont moins dans la performance lorsque l’espace est réduit», souligne la géographe et, en parallèle, «les lieux mixtes sont bien souvent des lieux arborés, ou des jardins pédagogiques, qui neutralisent les questions de genre». Elle salue «l’originalité et l’ambition» de «la double approche de cette expérimentation grenobloise, qui se place sur un temps long».
Les équipes enseignantes et celles du périscolaire se disent prêtes à jouer le jeu. Il va falloir finaliser les aménagements des cours, notamment les traçages au sol, et inventer des usages avec l’aide de la géographe, créer le potager avec des associations locales, apprendre à préserver les espaces végétalisés fragiles et choisir les essences des arbres à planter à l’automne, avec le service «espaces verts» de la ville, travailler aussi sur le cycle de l’eau avec les équipes de l’Agence de l’eau… «C’est plutôt excitant, tout est à réinventer, et cela donne un nouveau souffle à l’équipe, témoigne la responsable du service périscolaire du secteur, Aude Grandjean. Nous sommes aussi partants pour nous saisir des questions d’écocitoyenneté et d’égalité des genres ; ces nouvelles cours sont l’occasion rêvée de travailler très concrètement à ces thèmes avec les enfants.»