Edgar Morin «Il faut une Ukraine fédérale et neutre, trait d’union entre l’Est et l’Ouest»

Du haut de ses cent ans, le sociologue dénonce « un somnambulisme généralisé », analogue en tant qu’inconscience à celui qu’il a connu de 1933 à 1940. Entretien publié dans Le Soir, mardi 8 mars 2022. Par William Bourton.

100 ans révolus, Edgar Morin s’est senti le devoir de publier un court manifeste à l’impératif, Réveillons-nous ! (Denoël), pour nous alerter sur l’urgence à agir face à la crise de l’humanisme et la crise écologique. A quelques semaines près, il aurait pu ajouter « et face au retour de la guerre en Europe »…

Imaginiez-vous revoir un jour la guerre à nos portes, en Ukraine ?

C’était effectivement inimaginable tant que l’Ukraine faisait partie de l’URSS jusqu’en 1991, puis à l’époque d’Eltsine jusqu’en 1999. Même les premières dissensions avec la Russie après la Révolution orange ne font pas craindre une guerre. Mais c’est en 2013-2014, alors que l’Ukraine essaie d’entrer dans l’Union européenne, que la pression russe devient de plus en plus forte et que l’on peut commencer à envisager le pire. Dans un article publié par Le Monde le 8 mai 2014, j’écrivais que « si le conflit s’aggrave, le président Poutine risque de perdre sa prudence, et nous risquons de perdre par imprudence ; c’est pourquoi la prudence des deux côtés doit suggérer une Ukraine une et fédérale, trait d’union entre l’Est et l’Ouest ». Il faut tout de même rappeler qu’à la chute de l’URSS, les Américains ont promis à Gorbatchev qu’ils n’élargiraient pas l’Otan vers l’Est mais que, par la suite, ils l’ont fait. Donc, objectivement, il y a eu, sinon encerclement (de la Russie, NDLR), du moins une situation de méfiance. Il y a donc la réalité géopolitique et la réalité psychologique de l’affaire. Or, dans la psychologie de Poutine, qui a toujours regretté la perte des régions slaves de la Russie traditionnelle, ce regret est devenu un rêve de les reconquérir, qui a commencé à se concrétiser au cours de l’aggravation de ce processus. Une des incertitudes, pour moi, est que Poutine, qui a été longtemps un homme prudent et rusé – qui, même quand il s’est agi de la Crimée, a avancé un petit pion sur une région « russifiée » – est désormais sous l’effet d’une sorte de fureur. Dans quelle mesure, quand il menace de « vitrifier » le monde, cet homme a-t-il perdu le contrôle de sa raison ? Je ne le sais pas… L’histoire comporte toujours des incertitudes et des changements, y compris dans la psychologie des dirigeants.

Les Européens sont-ils à la hauteur du péril ?

Je suis assez content que le président Macron fasse un effort de dialogue, pour essayer de trouver jusqu’au dernier moment une solution de compromis. D’autant qu’une solution qui ne lèserait personne existe : c’est une Ukraine fédérale et neutre, un peu comme la Suisse – peut-être amputée de ses deux régions russophones – dont l’intégrité serait internationalement garantie. Pour le reste, personnellement, autant je suis d’accord pour toutes les mesures de rétorsion économique, autant je n’aime pas les mesures de rétorsion culturelle. Je ne vois pas pourquoi le théâtre russe, la musique russe, les arts russes seraient frappés.

Dans « Réveillons-nous ! », vous expliquez qu’un ver est dans le fruit depuis août 1945, avec l’anéantissement nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki…

Je dis plus : une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité commence avec la possibilité de son propre anéantissement, se poursuit avec la prise de conscience du péril écologique global pour la nature et l’humanité (le « rapport Meadows » de 1972), tandis que de façon concomitante, les progrès scientifico-techniques montrent la possibilité transhumaniste d’un « homme augmenté », sur-humain physiquement et sous-humain moralement, d’un monde social ordonné par l’intelligence artificielle. Un formidable processus régressif se manifeste de plus en plus avec la domination déchaînée du profit sur toute la planète, la crise générale des démocraties, la multiplication des régimes néo-autoritaires et enfin la réalisation de la première société de surveillance presque parfaite, où chaque individu est désormais contrôlable facilement par ses communications privées : smartphones ou mails.

Pendant ce temps-là, la Terre souffre, la Terre se meurt. Or, vous l’avez dit, depuis 50 ans, le scénario-catastrophe était écrit. Comment expliquer ce dilettantisme suicidaire ?

Il y a un ensemble de causes. Tout d’abord une empreinte culturelle profonde venue d’une religion où Dieu a créé l’homme à son image, et où, de tous les êtres vivants, seuls les humains sont promis à la résurrection. À cela s’ajoute le rationalisme cartésien qui donne à l’homme seul âme et esprit et voue la science à faire de l’homme le maître et possesseur de la nature. Cette conception suprématiste et conquérante est devenue civilisationnelle ; elle a entraîné la civilisation occidentale, de plus en plus puissante techniquement et économiquement, à dominer et manipuler de façon incontrôlée le monde matériel et le monde vivant. Enfin, à cela s’ajoutent la soif inextinguible du profit et celle de la volonté de puissance des États dans et par le développement économique. L’avertissement du rapport « Meadows », les pollutions des villes des campagnes, des aliments, des rivières, des océans, les catastrophes comme Tchernobyl, ont été rapidement occultés dans la routine de la croissance, laquelle aggrave la crise écologique, dans le négationnisme écologique des pollueurs, dans une politique prolongeant linéairement le présent dans le futur (jusqu’à la grande crise pandémique), la prédominance de l’immédiat, du « au jour le jour », un vide de pensée. Tout cela entretenant un somnambulisme généralisé analogue en tant qu’inconscience, mais différent dans ses conditions, à celui que j’ai connu de 1933 à 1940. Au moment où l’on devrait prendre conscience de la communauté de destin de l’humanité face à ce processus catastrophique, l’angoisse provoque au contraire les replis identitaires sur l’ethnie, la nation ou la religion. Aussi, les prises de conscience demeurent limitées et dispersées, Disons aussi que de nouvelles urgences graves, comme l’Ukraine, accaparent les esprits, faisant oublier la nécessité d’une grande politique écologico-économique de salut aussi bien local que planétaire.

Le rejet du progrès et de la Raison n’est pas sans danger non plus… Comment faire la part des choses ?

Il me semble certain que les progrès des sciences et des techniques aient permis des calamités comme la guerre moderne, l’industrialisation de la mort à Auschwitz ; que la machine ait permis d’asservir non seulement les choses matérielles mais aussi les humains asservis aux machines et menant une vie de plus en plus machinalement chronométrée. Le progrès technique est ambivalent, il ne produit aucun progrès moral. De plus aucun progrès n’est irréversible, comme par exemple la démocratie. Quant à la Raison, Adorno et Horkheimer, de l’École post-marxiste de Francfort, ont dénoncé la raison instrumentale, utilisée pour asservir et détruire. Enfin il faut distinguer entre la vraie rationalité ouverte sur les contradictions qu’elle rencontre dans l’exploration du monde, comme en microphysique, et connaissant ses limites, et puis le rationalisme clos et arrogant qui est la dégradation de la rationalité. Je me considère comme rationnel, mais il y a aussi la poésie dans la vie, il y a aussi l’inexplicable qui dépasse les capacités de l’esprit humain.

Vous appelez de vos vœux une « nouvelle politique humaniste de salut public ». De quoi s’agit-il ?

Le principe est de changer de voie, c’est abandonner la voie dite néolibérale qui non seulement consacre l’hégémonie du capital et du profit, mais privatise les indispensables services publics. Il s’agit d’opérer progressivement le recul de l’hégémonie des puissances d’argent. Par exemple, dans l’agriculture, en favorisant l’agro-écologie, l’agriculture fermière, l’élevage à petite échelle, ce qui ferait régresser l’agriculture industrialisée jusqu’à un minimum. Autre exemple : il s’agit de dépasser l’alternative stérile entre croissance et décroissance, faire croître les productions utiles et indispensables utiles aux individus et à la nation, y compris les biens culturels, et décroître la production d’énergies polluantes, les produits mythiquement valorisés par la publicité – les aliments industriels, entre autres. Cette politique doit intégrer l’écologie non seulement pour les énergies mais pour la qualité de la vie dans les villes et les campagnes, la réforme de l’agriculture, le développement de l’économie sociale et solidaire.

Edgar Morin, Réveillons-nous !, Denoël, 2022, 80 p., 12€

La difficulté de penser la complexité du réel

Par William Bourton

Né en 1921, Edgar Morin, sociologue, directeur émérite au CNRS, docteur honoris causa de trente-huit universités à travers le monde, est l’une des grandes figures intellectuelles de notre époque. Son œuvre majeure, La méthode (six volumes publiés entre 1977 et 2004), affronte, dans une démarche constructiviste, la difficulté de penser la complexité du réel. Il a récemment publié, chez Denoël, Changeons de voie. Les leçons du coronavirus (2020) et Leçons d’un siècle de vie (2021), qui ont été traduits en dix langues.

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