La ressourcerie de La Noue a fermé ses portes à Bagnolet face à l’opposition du maire. Le projet s’est transporté à Livry-Gargan (93) où il prospère. On y recycle des vêtements, des objets et, surtout, on revalorise les vécus de chacun. Reportage d’Alexandre Reza Kokabi.
Le premier à accueillir les visiteurs, c’est l’humoriste Artus. Pas en personne, plutôt sa réplique grandeur nature, imprimée sur du carton, avec les bras croisés, polo et casquette blanche. Personne ne sait comment il est arrivé là, mais il est resté, comme un clin d’œil à l’esprit du lieu : ici, tout trouve une place, même l’inattendu.
Bienvenue à Temps libre, une ressourcerie nichée à Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, sur les bords de la nationale 3. Quatre niveaux (sous-sol, rez-de-chaussée et deux étages) sont remplis d’objets, d’idées et de gens. Meubles, vêtements, livres, électroménager, jouets… On trie, on répare, on revend à petits prix. Mais surtout, on se rencontre. On se relève. On vit l’écologie sans étiquette verte, à hauteur d’humains.
Les salles gérées par des bénévoles débordent de piles de vêtements, de vaisselle, de jeux de société, de peluches — dont au moins six exemplaires de Oui-Oui, le chauffeur de taxi. Des baby-foot, des objets du quotidien et des œuvres d’art. Certains sont immenses, comme ces grands gorilles, ces lions et ces girafes. « Ils sont devenus les mascottes, mais il a fallu les séparer : ils ne faisaient que se chamailler », sourit Alhassana Diallo, le fondateur du lieu.
La demande est telle que « parfois, c’est épuisant, soupire Zahra, l’une des bénévoles. Tu viens de tout ranger, et là, un camion de livraison arrive. Il faut tout recommencer ».
Dehors, deux jeunes parents déclipsent le siège bébé à l’arrière de leur véhicule. La mère prend l’enfant et ils entrent dans la boutique ouverte au public. Ils ne savent pas où donner de la tête, entre les vêtements sur les portants, une lampe de chevet et des objets improbables — comme ces boules à bain effervescentes, de toutes les couleurs. « Quand on n’a pas forcément les moyens, ces lieux à petits prix font du bien. Surtout avec un enfant », dit le père. Le bébé, de 9 mois, s’est rendormi la tête enfouie dans la barbe moelleuse.
Ce lieu, c’est Alhassana Diallo, animateur social de 46 ans, qui l’a rêvé, pensé, bricolé. Obstiné, il était déjà à l’origine de la Ressourcerie de la Noue, à Bagnolet, aujourd’hui fermée. « Je me considère comme un trait d’union entre les excédents, abondants dans notre société de consommation et du “zapping”, et ceux qui manquent de quelque chose », dit-il autour d’un thé à la menthe fumant, le sourire lui montant vite aux yeux.
Élevé dans une famille nombreuse, il se souvient des ceintures abîmées qui étaient raccourcies pour aller au petit frère, des pantalons trop courts devenus ceux du cadet. Plus tard, passionné de réemploi, il a poncé les allées des Puces de Montreuil tous les week-ends, plusieurs fois.
Avec Yahya, son acolyte de toujours, ils avaient des techniques bien à eux pour fouiller les bacs. Et dénichaient des trésors, comme des vêtements Ralph Lauren et Eden Park. « On avait notamment la technique de la “prise du chien”, qui nous permettait de tout retourner pour aller chercher les bonnes pièces au fond », rigolent Alhassana et Yahya, un homme de peu de mots, qui l’a rejoint autour de la table — il vient souvent donner un coup de main.
Aujourd’hui encore, Alhassana agit avec ce flair. « Quand on me propose un objet, je sais déjà à qui il servira. »
« T’as combien ? On s’arrange »
Temps libre, c’est plus qu’une ressourcerie et une boutique solidaire. Ici, on revalorise aussi les gestes. Les savoirs. Les vécus de celles et ceux qui ont pas mal bourlingué.
Comme celui d’Aboubacar Traoré, 33 ans, qui a aidé à remettre en selle ce lieu. « J’ai vécu des moments douloureux, franchement », souffle-t-il, adossé à une chaise blanche, dos au soleil, à l’entrée du magasin. Parti d’Abidjan en Côte d’Ivoire — où il a été molesté, amputé d’un doigt —, il est passé par le Mali, a été enfermé un an dans une prison en Libye. Puis il y a eu l’errance en Italie, l’arrivée en France. « Les traumatismes, le stress, l’isolement… Ça me rongeait. » Un soir, il a vu de la lumière dans la ressourcerie. Il est entré. Et n’est plus reparti.
Aujourd’hui, il trie, range et accueille dans la partie « bricolage » du lieu. « Je me réveille enfin avec la motivation. Ça, c’est important pour moi. » Et même si les visiteurs n’ont pas de quoi payer leurs trouvailles, il trouve toujours une solution. « Je leur dis : “T’as combien ? On s’arrange.” L’important, c’est de les voir sourire. Moi, je veux donner le sourire aux autres. »
Zahra, elle, a également découvert le lieu par hasard. Elle passait devant, en allant à un rendez-vous pour soigner son dos endolori. « La ressourcerie m’a remise en mouvement. » Elle s’occupe aujourd’hui de la communication et du marketing.
Maïté, elle, venait de quitter son travail. Elle ne voulait pas rester inactive. Elle est venue aider, elle est restée. Sa fille de 10 ans vient tous les jours. Elle apprend la couture, le piano. « Elle a trouvé des copains. »
Les deux femmes sont devenues amies. Elles parlent toutes les deux très vite. « On va à la même vitesse, un peu hyperactives », s’esclaffent-elles. Le reste de l’équipe est bigarré. Jeunes en service civique, retraités du coin, personnes en reconversion professionnelle, exilés. « On apprend à vivre ensemble, dit Zahra. Parfois, c’est plus dur qu’au travail, où il y a un cadre plus strict, mais on avance. »
Ancrer l’éphémère
Le terme « écologie », lui, revient peu. Tri, réemploi, circuit court, réduction des déchets, transmission de savoir-faire, soin des personnes : tous les ingrédients sont réunis, mais peu s’en revendiquent. « Quand ces gestes sont faits ici, de l’autre côté du périphérique, on dit que c’est normal, que c’est de la débrouille. Ce n’est pas forcément valorisé à sa juste valeur », soupire Alhassana.
Temps libre rayonne bien au-delà de Livry-Gargan. Des dons arrivent de toute l’Île-de-France. La ressourcerie est aussi mobile : animations dans les quartiers, ateliers, ludothèque ambulante. « Le jeu, c’est un outil de lien, assure Alhassana, qui a suivi une formation de ludothécaire. Avec ça, tu fais tomber les barrières sociales. » Baby-foot, jeux en bois, rituels de thé : « On ne commence rien sans ça. » À l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, où travaille la sœur de Yahya, les bénévoles de la recyclerie viennent régulièrement rendre visite aux enfants malades, fournissent du mobilier, des jeux et offrent des livres.
Derrière cette vitalité reste une fragilité. Alhassana a hérité du lieu à l’été 2023 après avoir remporté un appel d’offres lancé par le groupe Novaxia, acteur du recyclage urbain, qui lui permet d’occuper à titre gratuit le bâtiment et son sous-sol. Mais le bail peut s’arrêter à tout moment. Le bâtiment n’est pas aux normes pour recevoir du public sur tous ses étages. Résultat : pas de salariat, pas d’ateliers ouverts au public dans les étages, alors qu’ils commençaient à fleurir. La salle de musculation a été démontée, l’atelier couture suspendu.
Malgré l’impermanence du lieu, c’est l’expérience qui s’ancre. Alhassana en est persuadé, il milite pour qu’elle soit répliquée. Avec des thermos de thé à la menthe, des visseuses, des baby-foot. Et surtout, des gens qui y croient.