35 personnes ont participé à la conférence-débat de Jean-Louis Sagot-Duvauroux sur la gratuité à l’invitation de l’Association de Promotion de l’Information Citoyenne (ASPIC) vendredi 23 mai à Bondy.
L’invité a d’abord souligné à quel point nos imaginaires sont colonisés par les représentations marchandes. Il suffit de penser à une publicité actuelle qui prétend que « Tout ce qui compte pour vous se trouve à prix Leclerc », sans que cela ne nous irrite.
Non, rien de ce qui donne vraiment sens à notre vie ne se trouve « à prix Leclerc ».
À l’inverse, la gratuité est l’axe de nos existences, gratuité au sens de libre accès à des biens offerts par la nature ou produits par l’activité humaine (les anglo-saxons disent free)
La Sécurité Sociale en France, par exemple, est organisée sur le principe que chacun participe selon ses capacités et reçoit selon ses besoins : je paie en fonction de ce que je gagne même si je ne suis pas malade. Quelle belle chose que d’organiser la société pour qu’un clochard renversé par un bus puisse être conduit à l’hôpital. Ça s’est installé dans nos vies et nous trouvons désormais que cela est normal. On ne va pas soigner quelqu’un en fonction de sa capacité à payer.
De même, nous n’allons pas considérer que l’attachement parental est remboursable par l’enfant, parce que cet attachement a une valeur supérieure, il est « gratuit ».
La gratuité de l’usage se retrouve dans de nombreuses situations : l’aménagement de l’espace public coûte extrêmement cher, on fait des rues, on les bitume, cela coûte très cher. Mais on ne fait pas payer l’usager parce qu’on ne peut pas vivre en société sans un espace commun.
« Rien n’est gratuit », entend-on, mais l’amour des enfants, l’amour dans le couple et bien des réalités centrales dans l’existence sont reconnus comme étant « sans prix », belle expression de la langue française qui place par nature le « sans prix » au-dessus du marchand.
Et les avancées sociales se sont accompagnées d’une avancée de la gratuité, le marché a reculé. Il suffit de se rappeler que dans le passé, les enfants dès 6 ans vendaient leur temps, pour travailler. Mais au cours du temps, une part du temps humain a été partiellement démarchandisée, rendue inaliénable grâce aux dimanches, aux jours fériés, au congés payés, à la retraite… Notons qu’on dit « temps libre ».
Alors quelle place laisser au marché ? Un proverbe français dit « L’argent est bon esclave, mais mauvais maître. » En effet, utilisons le marché pour ce qu’il procure mais ne nous laissons pas diriger par lui.
Par exemple, un individu ne se limite pas à l’argent qu’il rapporte à son patron et au temps où il travaille pour subvenir à ceux de ses besoins qu’il ne peut remplir que sur le marché. Quelqu’un qui n’est pas salarié n’est pas un paresseux ! On peut s’épanouir quand on a du temps libre, pour peu qu’on soit en capacité de le faire. D’ailleurs, nous pouvons accomplir gratuitement des activités qui sont par ailleurs salariées. Elles n’en prennent que plus de valeur. Ainsi, un taxi est payé pour emmener son client à Étretat, il gagne de l’argent ; mais s’il y emmène sa famille, son « travail » est gratuit et cela a sans doute plus de valeur pour lui.
Les grandes conquêtes de la gratuité sont souvent venues avec de puissants mouvements politiques et sociaux : avènement du régime républicain ; libération du nazisme… À la naissance de la IIIe République, les républicains se sont affirmés difficilement face aux monarchistes et ont gagné grâce à la mise en place de l’école gratuite. La Sécurité sociale est issue du mouvement de la Résistance ; la puissance de la Libération l’a permise, dans l’énorme effervescence politique qui accompagnait cette phase historique.
Exiger la cantine gratuite, c’est d’abord considérer que tous les enfants sont nos enfants : l’enfant du notaire et celui du plombier, l’enfant à la peau claire et celui la peau sombre. Une société qui agit ainsi va mieux. On peut ressentir cette communauté là quand on est bouleversé par les massacres du Hamas le 7 octobre et aujourd’hui par les massacres des Gazaouis.
Quant à la place qui reste au marché, je dirais que c’est justement la place du marché : là où l’on fait son marché. Je préfère choisir ma chemise ou mon plat, en vendant une partie de mon temps pour gagner les moyens de faire ce choix, mais sans laisser l’argent commander ma société et ma vie.
Aujourd’hui, le danger est de voir des milliardaires régner sur les réseaux sociaux et soumettre à leurs critères des milliards d’humains parce qu’ils en sont propriétaires. Nous nous trouvons devant de véritables gouvernements privés. Laisser prospérer l’assujettissement de la société au marché, c’est risquer de ne plus avoir d’espace pour vivre ce qui dans l’existence est sans prix. Avec la gratuité, c’est l’inverse que l’on construit : se donner ensemble de l’espace pour construire librement le sens de sa vie.