Bruno Latour est mort le 9 octobre. Philosophe et sociologue, il a renouvelé la pensée écologique en plaidant pour le retour des « non-humains » en politique. Par Hervé Kempf dans Reporterre.
Bruno Latour était malicieux. Rien de pontifiant ou de sévère, chez ce grand intellectuel, mais une constante bienveillance, inspirée par une curiosité souriante et volontiers provocatrice. Une façon d’être qui ne l’a pas empêché de développer une pensée qui, si elle est devenue maintenant mainstream, voire dominante, était largement controversée quand elle a commencé à se déployer dans Nous n’avons jamais été modernes en 1991.
Né en 1947, Bruno Latour est mort dans la nuit du 8 au 9 octobre 2022. Né dans une famille de négociants en vin de Bourgogne, il avait suivi des études de philosophie, s’intéressant à la théologie — il est resté catholique — mais s’orientant après son agrégation de philosophie vers la sociologie des sciences.
Travaillant en observateur dans un laboratoire de recherche à San Diego, en Californie, il a démontré, avec Steve Woolgar, que les pratiques de laboratoire conduisent à « construire » les objets scientifiques, c’est-à-dire que la réalité ne se révèle pas d’elle-même, mais découle des choix et des méthodes des chercheurs.
Exprimée dans La vie de laboratoire (1979 en anglais), cette thèse a lancé la théorie du constructivisme, selon laquelle il n’y a pas un partage tranché entre sciences dures et sciences molles, entre nature et social, mais une constante interaction entre ces deux domaines. Cette approche a trouvé sa pleine expression dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), le premier ouvrage majeur de Bruno Latour : reprenant la conception classique de la modernité, selon laquelle la pensée occidentale a séparé au XVIIᵉ siècle l’humanité et la nature, Latour assure que ce discours ne parvient pas à rendre compte de ses objets, parce que le savoir scientifique ne peut jamais être indépendant du social et du politique.
« Dieu merci, la nature va mourir »
Cette ligne l’a conduit à redéfinir les enjeux de la politique dans le monde actuel. Dans Politique de la nature, le sociologue assène que « Dieu merci, la nature va mourir », qu’elle est « devenue notre ennemi politique », la distinction entre rationnel et irrationnel étant une « drogue qui paralyse la politique ». Il faut dès lors entreprendre « l’alphabétisation générale des entités muettes », « étendre la question de la démocratie aux non-humains ».
En fait, rejetant le clivage nature/humain — comme au même moment l’a fait en parallèle, par la voie de l’anthropologie, Philippe Descola —, le sociologue rappelle que la science fait peser sur la politique un joug paralysant : elle affirme l’existence d’une nature par essence différente de la société, elle oppose fait et valeur, science et idéologie, sujet et objet. Celui qui refuse ces clivages se voit taxé d’irrationalité. Mais cette « police épistémologique » se révèle incapable de traiter les non-humains qui se bousculent aux portes de la société, de régler les situations croisant humains et non-humains, telles que le changement climatique, les OGM ou le retour du loup dans les campagnes.
Élargir la démocratie aux non-humains
Pour Latour, le mérite de l’écologie est d’avoir posé ces enjeux au cœur de la scène publique, et ce qui constitue la « nouveauté politique de l’écologie » est « la crise constitutionnelle de toute objectivité ». Dès lors, il faut redéfinir les logiques de représentativité démocratique, en trouvant le moyen de faire parler les « non-humains », la science trouvant un nouveau rôle : non pas prétendre dire la vérité, mais traduisant le langage de ces non-humains muets par les instruments d’analyse et l’expérimentation. Il faut en fait élargir la démocratie aux non-humains, et établir une nouvelle Constitution politique.
Avec ces ouvrages majeurs, et par son enseignement à l’école des Mines puis à Sciences Po, Bruno Latour est devenu un intellectuel phare, un de ceux qui sont parvenus à placer mots et idées sur le retour des préoccupations écologiques dans les années 2000. Et d’autant plus que la montée en puissance du réchauffement climatique l’a conduit à élargir encore sa conception. Ce ne sont plus seulement les « objets » de la science qui viennent chambouler la vie des humains, mais la Terre elle-même : Latour va se passionner pour ce nouveau champ, s’appuyant sur la théorie Gaïa de James Lovelock : l’idée, comme Latour l’a résumée, que « la Terre est un ensemble d’êtres vivants et de matière qui se sont fabriqués ensemble, qui ne peuvent vivre séparément et dont l’homme ne saurait s’extraire ».
Pour Latour, « la proposition théorique de Lovelock a la même importance dans l’histoire de la connaissance humaine que celle de Galilée ». Dans Face à Gaïa, il a tâché de définir les conséquences majeures de ce nouveau paradigme : nous ne vivons pas une « crise » dont on pourrait se remettre, mais un nouvel état du monde : « Ça ne va pas “passer”. Il va falloir s’y faire. C’est définitif. »
Dans Où atterrir, en 2017, il a tenté de redessiner les axes des oppositions politiques : non plus les clivages droite/gauche, progressistes/réactionnaires, mais deux axes : local/global et hors-sol/terrestre. Une pensée stimulante, mais qui après avoir constaté le phénomène de sécession des riches de l’espace commun, échoue à répondre à la question de comment contrebattre l’effet délétère de la domination des riches sur les ressorts de la société. Dans son analyse du mouvement des Gilets jaunes, également, l’analyse stimulante de Latour s’est révélée impuissante à répondre à la brutalité du pouvoir.
Bruno Latour n’en reste pas moins un prodigieux chamboule-tout, qui a largement contribué à redonner aux interrogations écologistes une dimension majeure dans la pensée et de nouvelles perspectives. Une pensée puissante et roborative. Son humanité et son humour le feront aussi regretter.